Quand j'avais vingt-cinq ans, Michel Serres était mon héros intellectuel. Qu'un homme pense par l'exercice gourmand de la langue, et applique cette pensée au science, cela m'enchantait, et la simple existence d'un tel homme me rassurait sur moi même : ce que j'aimais pouvait exister, puisque cela existait. Et il m'a ouvert à la philosophie pratique : non pas une philosophie rationnelle et abstraite de concepts, mais une philosophie de lutteur qui s'empare de son objet réel pour tenter d'en résoudre l'incompréhensibilité immédiate. Et il m'a montré aussi que dans la structure même des mots, il y a du sens;
C'est dingue ce que je lui doit ! Moi qui a manqué cruellement de maître, il en fut un.
Bien sûr, en simple termes graphique (mais c'est sûrement métaphore de quelque chose) se pose toujours le même dilemme : que considérer comme le résultat final de mes gribouillages ? Ce qu'il est convenu d'"appeler un brouillon, que j'ai eu grand plaisir à modeler, à voir apparaître lentement, à partir de rien ? Ou ce qu'il est convenu d'appeler le dessin fini, que j'ai eu grand plaisir à tracer en noir net sur du blanc net ? Celui-ci gagne en netteté ce que celui-là perd en souplesse...le dilemme est sans solution. Tant pis. Ce qu'il y a de bien dans le dessin, quand on fait ça sans autre ambition que le plaisir qu'on y trouve, c'est le temps tranquille que l'on y passe ; qui parfois, souvent, est une forme assez accessible de bonheur.